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Tribune par Jean-Marie Demaldent
1. Menaces d’ embargo pétrolier et de blocus du Détroit d’Ormuz.
La situation se tend à l’extrême dans le golfe arabo-persique. Les Etats de l’UE ont décidé de procéder à l’embargo sur le pétrole iranien dans un délai de six mois et au gel des avoirs de la banque centrale iranienne. Les Américains ont adopté une loi interdisant l’accès au marché financier américain aux banques étrangères traitant avec la banque centrale iranienne. Malgré les pressions du Congrès très déterminé, Obama hésite concernant l’embargo (ce qui ne change rien ; les Etats-Unis n’importent pas de pétrole iranien), ce que Sarkozy critique en prétendant au leadership de l’intransigeance. Pourquoi ? Pour obtenir de l’Iran l’arrêt de l’enrichissement de l’uranium, à un moment où le stade de l’enrichissement à 90 % nécessaire pour fabriquer la bombe atomique serait susceptible d’être atteint en neuf mois, d’après les experts. En retour, l’Iran menace de bloquer le Détroit d’Ormuz (38 km de large), ce qui est à sa portée mais conduirait à la GUERRE, puisque 40 % du pétrole mondial passe par là. Si on peut imaginer faire traverser la péninsule arabique au pétrole par voie terrestre, il n’y a pas d’alternative concernant le gaz liquéfié.L’Iran pourrait aussi se contenter de gêner le trafic en coulant quelques bateaux et en procédant à des contrôles, donc en multipliant ainsi les risques d’incidents.
Blocus ou pas, la tension sera très dangereuse. Tout peut arriver dans un espace si étroit. Pendant la guerre entre l’Irak et l’Iran, Téhéran exerçait la même menace. Un bateau américain (hors conflit) a été touché par une mine et les Etats- Unis ont bombardé des plateformes offshore, mais un missile américain a abattu un airbus iranien et ses passagers par erreur. La France qui surarme les Emirats arabes sunnites depuis très longtemps et qui dispose d’une base aéronavale à Abou Dhabi serait inévitablement partie au conflit.
En pleine crise systémique, l’économie mondiale n’a pas besoin de ce choc supplémentaire dont les conséquences seraient extrêmement graves.
2.Que s’est- il passé de nouveau qui explique ce surcroit de tension ?
L’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) a confirmé en novembre 2011 l’activité d’un site nucléaire iranien à Fordow (près de Qom) modeste (3000 centrifugeuses), mais « INVULNERABLE », enfoui sous une montagne et 90m de roche. Les experts estiment que l’Iran dispose de stocks d’uranium faiblement enrichi (3,5%) suffisants produits par le site connu et surveillé de Natanz (50 000 centrifugeuses) et qu’il est déjà capable d’enrichir l’uranium à 20%. Les mêmes experts considèrent que 20% représentent le “seuil” à partir duquel un pays peut produire de l’uranium enrichi à 90% nécessaire pour fabriquer une bombe à bref délai. Donc le site de Fordow serait celui de ce stade final. Le Conseil de Sécurité de l’ONU a déjà adopté des résolutions et des sanctions dans le cadre du chapitre VII de la Charte (mesures coercitives pour la sauvegarde de la paix) : embargo sur les armes, interdiction d’investir à l’étranger dans les activités ayant un lien avec le nucléaire ou des missiles porteurs, surveillance du trafic maritime et des transactions douteuses, mesures contre des entreprises et des individus. Mais la Russie et la Chine qui disposent du droit de veto n’ont pas accepté l’embargo après le rapport de l’AIEA sur le site de Fordow.
Ehoud Barak, le ministre de la Défense israélien a fait savoir qu’il donnait 9 mois maximum à la poursuite de la politique occidentale combinant sanctions économiques et offre de dialogue, avant le « point de non retour ». Cela correspond à peu près au délai nécessaire pour produire de l’uranium enrichi à 90 % d’après les experts. Cela veut-il dire qu’il faut s’attendre à un raid israèlien imminent ? Pas forcément. Le mode opératoire israélien consiste à frapper d’abord par surprise et parler ensuite (comme à Osirak ; et plus récemment en Syrie) et non l’inverse. Par contre, quand Israël a menacé d’intervenir contre l’Irak pendant la guerre du Golfe et de libération du Koweit, ce qui risquait de faire éclater la coalition entre l’OTAN et la plupart des pays arabes, malgré des bombardements aux SCUDS sur son pays, Shamir s’est abstenu de participer au combat. D’autre part, la cible serait trop éloignée ; elle supposerait le survol de l’Irak dont les Etats-Unis sont partis et le site de Fordow serait « invulnérable ». La précipitation de l’UE et des Etats-Unis est néanmoins largement due aux pressions israéliennes et à la menace d’un raid de la part de ce pays.
Des accords ont été passés avec l’Arabie Saoudite qui augmenterait sa production pour ravitailler les Etats européens. Seules l’Italie, l’Espagne et la Grèce sont assez dépendantes du pétrole iranien. A court terme, ce problème peut être résolu (y compris avec du pétrole libyen), mais la Grèce bénéficie de tarifs préférentiels (que n’accordent pas les autres producteurs) et elle raffine ce pétrole pour l’exporter dans les Balkans. Dans son état, la Grèce a bien besoin de cette ressource.
Admettons (ce qui n’est pas certain) que l’embargo n’ait pas d’effets négatifs significatifs sur l’Europe ; l’argument est à double tranchant. L’Iran exporte l’essentiel de son pétrole aux pays asiatiques, dont la Chine, l’Inde, le Japon ou la Corée du sud ; et à la Turquie (51 % de ses besoins) ; donc l’embargo de l’UE pourrait ne pas représenter l’arme absolue qu’on imagine.
Par contre, la tension extrême dans le Golfe peut susciter un incident qui conduirait à la guerre. Déjà, les incidents se multiplient depuis quelque temps : essais de missiles iraniens, approches de bateaux américains par des vedettes iraniennes, arrestations à grand spectacle de prétendus espions, manifestation offensive de milliers d’Iraniens contre l’ambassade d’Angleterre à Téhéran (haut lieu symbolique : c’est là que les révolutionnaires iraniens se sont réfugiés contre la répression pendant la révolution constitutionnelle de 1906) ; mais aussi des pannes graves dans les installations de Natanz à la suite d’un sabotage au virus informatique (il y a eu un précédent), plusieurs assassinats de scientifiques iraniens dans le nucléaire…
A noter que la Chine et la Russie se sont opposées à l’embargo, mais elles exerceront des pressions sur l’Iran. Ces deux puissances ont déjà voté des sanctions. La Chine, très dépendante du pétrole iranien est pour la stabilité de la région et craint le blocus du Détroit.
Avant que la situation ne devienne irréversible et ne laisse pas d’autre choix qu’entre une attitude qu’on ne manquera pas de qualifier de « munichoise » et celle de « va-t-en-guerre », il convient de réfléchir, la tête froide.
3. Pour quelles raisons sanctionne-t-on l’Iran ?
Parce que ce pays ne respecterait pas le Traité de Non Prolifération (TNP) de 1968 qu’il a signé en 1970. Le TNP interdit-il d’enrichir de l’uranium ? Non, IL NE L’INTRDIT PAS. Une trentaine de pays produisent de l’uranium enrichi et l’Iran revendique de pouvoir maîtriser cette technologie au nom de sa souveraineté et de l’indépendance nationale.
La production d’uranium enrichi doit être surveillée par l’AIEA. A la différence de la Corée du nord qui s’est retirée du traité TNP, L’Iran ne se soustrait pas à cette surveillance : visites d’agents, caméras…La production d’uranium enrichi a été révélée par un opposant en 2002. Le chantier de Natanz n’avait rien de clandestin et il n’était pas encore assez avancé pour être tenu à l’obligation d’une déclaration. A cette époque, on a cependant trouvé un petit atelier clandestin portant des traces infimes d’uranium enrichi. Des confessions immédiates ont été exigées ainsi que l’arrêt de l’enrichissement de l’uranium. D’autres pays tels que la Corée du sud, Taiwan ou l’Egypte se sont trouvés dans des situations comparables et l’AIEA a passé l’éponge. Discrimination.
Il est vrai que l’Iran ne construit pas de centrales électriques nucléaires, à part celle de Bouchehr construite par les Russes qui fournissent eux-mêmes l’uranium enrichi nécessaire (ces travaux sont interrompus). Par conséquent, on peut en déduire que l’objectif ne peut être que militaire. L’exigence de démantèlement immédiat concerne le PILIER du RÉGIME. Le nucléaire est l’affaire des PASDARANS, l’armée idéologique de la Révolution Islamique, mieux armée et équipée que l’armée régulière. Affaiblir les Pasdarans, c’est s’en prendre à la Révolution Islamique elle-même.
Depuis cette époque, les choses se sont aggravées. L’Iran produit de l’uranium enrichi à 20 %, le « SEUIL » à partir du quel il pourrait sans difficulté l’enrichir à 90 %. L’Iran se justifie en prétendant avoir besoin de cela pour une recherche médicale concernant les isotopes, à laquelle personne ne croit. Le Japon est parvenu aussi au « seuil » de 20 % et il a décidé de ne pas aller au delà ; mais on sait qu’il pourrait le faire rapidement si la situation l’exige.
Parmi les hypothèses possibles, il en une assez tordue, mais assez vraisemblable. L’Iran n’aurait pas encore décidé de construire ou non la bombe, mais désire franchir le « seuil » et faire régner l’ambigüité concernant son but final pour se faire craindre et respecter par ses voisins, voire par les Etats-Unis. Mutatis mutandis, l’Iran ferait comme Saddam Hussein quand il refusait de fournir les preuves de la destruction de toutes ses Armes de Destruction Massives (ADM) qu’on exigeait de lui, alors qu’il les avait toutes détruites, pour continuer d’inspirer la crainte.
Les sanctions sont assorties d’offres de dialogue. Mais pas dans n’importe quelles conditions. On n’a pas proposé à l’Iran de négocier l’arrêt de l’enrichissement de l’uranium. On a fait de cet arrêt le PRÉALABLE à la négociation. En échange, l’Iran transforme tout dialogue en palabres orientales sans fin, voire en partie de poker menteur. La crise actuelle a connu une répétition générale en 2008-2009. On craignait déjà que l’Iran soit capable de produire une bombe atomique à brève échéance et Israël avait menacé d’intervenir militairement. Obama avait inspiré aux puissances de proposer un deal : l’Iran leur transfèrerait 1200 kg faiblement enrichi en échange de 20 kg enrichi à 20 %, mais conçus uniquement pour le seul usage de la recherche médicale. Cela devait retarder la construction de la bombe, aurait ouvert une période de temps supplémentaire pour dialoguer dans un climat moins mauvais pour obtenir l’arrêt de l’enrichissement. Après palabres et tergiversations, l’Iran a d’abord refusé. Puis, mais plus tard, quand son stock d’uranium faiblement enrichi avait grossi pour conserver suffisamment d’uranium enrichi pour produire une arme à brève échéance malgré le transfert, l’Iran a proposé ce transfert-échange au Brésil et à la Turquie qui ont accepté cet accord. Les puissances n’ont pas été dupes de ce coup de poker. Le Conseil de Sécurité a immédiatement voté, sans veto de la Russie ni de la Chine une résolution et des sanctions aggravées. La Turquie et le Brésil étaient-ils dupes ? Probablement pas. Ont-ils trahi l’allié américain ? Non plus. Les Etats-Unis se félicitent du fait que la Turquie et le Brésil puissent devenir des canaux de dialogue indirects mais fiables aux yeux des Iraniens. La Turquie joue encore ce rôle aujourd’hui.
4. Non prolifération et menace nucléaire.
La menace que combat le TNP est celle de la prolifération des armes nucléaires. Pas de doute, si l’Iran dispose de la bombe, la prolifération devient inévitable. L’Arabie Saoudite, la Turquie, l’Egypte etc se doteraient d’armes nucléaires. Mais aux yeux des Iraniens, ses VOISINS POSSÈDENT DÉJÀ LA BOMBE. Pas seulement la Russie, mais l’Inde, le Pakistan et last but not least Israël. Le Conseil de Sécurité n’inflige aucune sanction à ces Etats dont la vertu … provient du fait qu’ils n’ont jamais signé ce traité (la Corée du nord l’a signé, puis s’en est retirée). Pour les Iraniens, le traitement dont l’Iran est l’objet est inadmissible et même les opposants au régime (qui ne sont d’ailleurs pas forcément contre le nucléaire et plutôt nationalistes) ne sauraient développer un discours sur le sujet en invoquant la « justice ». Pour le peuple iranien, il s’agit d’une humiliation de plus qu’on lui inflige, nourrissant la frustration de ce pays de très grande culture qui a été à la tête d’immenses empires (l’empire Achéménide de Darius et de Xercès, l’empire Sassanide qui avait vaincu et fait prisonnier l’empereur romain Valérien ; l’empire Safavide de shah Abbas le Grand du XVII° siècle)
Il ne faut pas confondre la menace de la prolifération et celle de l’usage possible de l’arme atomique. La bombe atomique est une arme de DISSUASION et non une arme offensive. Si l’Iran s’en sert pour attaquer, il sera désintégré dans les minutes qui suivent. Israël le sait très bien. Mais la menace nucléaire de la part de l’Iran est cultivée sur le plan intérieur et l’entretien de cette culture est l’objet d’une politique décisive de la part du pouvoir. Si l’arme nucléaire n’était pas une arme de dissuasion, on s’inquièterait sans doute davantage du fait que l’Inde et le Pakistan la possèdent, puisque leur conflit est explosif et permanent.
5. Pourquoi l’Iran croit il avoir besoin de la dissuasion nucléaire ?
Parce qu’il se sent menacé et ce n’est pas une lubie. L’Iran se souvient d’avoir été AGRESSÉ par l’Irak que soutenait implicitement les deux superpuissances, les Etats-Unis et l’URSS, ainsi que le monde entier, sous prétexte de contestation du partage du Chatt El-Arab, alors que l’encre des accords d’Alger sur le sujet n’avait pas encore fini de sécher. Saddam voulait s’emparer du Khuzistan pétrolier en Iran à forte population arabe et il comptait sur la désorganisation, voire la débandade de l’armée iranienne réputée fidèle au roi après la chute du Shah. Saddam n’était absolument pas menacé par l’Iran à ce moment là sur le plan militaire, même s’il l’a été à la fin de la guerre quand l’Iran a contre-attaqué en Irak. Par contre, il a estimé que son régime soutenu par une minorité sunnite risquait d’être ébranlé par la majorité chiite auprès de la quelle la Révolution Islamique iranienne ne manquerait pas d’avoir des répercutions. Cette guerre très cruelle a duré près de dix ans, l’Irak a utilisé les gaz et expédié des SCUDS sur Téhéran. A l’époque, l’Irak développait la construction d’armes nucléaires et c’était très connu. C’est l’origine du choix iranien de construire la bombe, même si celui-ci n’a pris forme qu’après la mort de l’imam Khomeyni qui n’y était pas vraiment favorable . Il est vrai que l’Iran en tant que tel est moins menacé que le régime issu de la Révolution Islamique, régime indéfendable. La dissuasion concerne essentiellement ce RÉGIME. On y reviendra.
5.La menace de l’ »arc chiite » au Moyen-Orient.
Si menace iranienne il y a, le nucléaire n’en représente qu’un aspect. L’ « arc chiite » dominé par l’Iran depuis la Révolution islamique est ressenti comme une menace par les régimes arabes sunnites du Golfe et par Israël. La côte occidentale du golfe arabo-persique compte des minorités chiites nombreuses. Les chiites sont majoritaires à Bhareïn (lors du Printemps arabe , la révolte bahreïnie a été vaincue par l’intervention militaire du Conseil de Coopération des Etats du Golfe et principalement par les blindés saoudiens) et nombreux au Hassa, la principale région pétrolière d’Arabie Saoudite. L’insurrection « houthiste » au Yémen recrute parmi les chiites zaydites du Yémen du nord. La majorité des Irakiens sont chiites et gouvernent aujourd’hui grâce à l’intervention… des Américains. La Syrie dirigée par des alaouites a été l’alliée de l’Iran contre l’Irak, y compris pendant la guerre entre l’Iran et l’Irak,bien qu’elle soit dirigée par le même parti Baas panarabe que celui de Saddam Hussein . On exagère l’appartenance des alaouites au chiisme. En réalité, les chiites duodécimains d’Iran, d’Irak et du Liban, les Ismaèliens et les Zaydites ne les considèrent pas comme chiites, même s’ils se réfèrent comme eux à Ali, le gendre et le cousin de Mahomet ; et ils contestent même parfois leur appartenance à l’islam. Les chiites constituent la communauté la plus nombreuse au Liban qui domine le sud de Beyrouth, la Békaa et le sud du Liban. Le Hezbollah qui s’est créé après la Révolution islamique et s’en réclame a réussi à infliger des pertes importantes à Tsahal lors de sa dernière offensive au Liban. Il a repris le dessus après le départ de l’armée syrienne (suite à l’assassinat de Hariri). Aujourd’hui, il domine une coalition qui gouverne avec une partie des chrétiens (celle qui suit le général Aoun) et grâce au retournement des druzes et de Joumblat. Le Hezbollah et la Syrie sont les soutiens du Hamas à Gaza, bien que celui-ci soit sunnite.
Cette menace est réelle, même si elle recule depuis les révolutions arabes et si elle disparaitrait complètement en cas de renversement du régime baasiste de Bachar El-Assad en Syrie qui est à l’ordre du jour. Mais il ne faut pas tout mélanger. Sur la démocratie, les libertés, l’émancipation des femmes et l’application de la charia les régimes des Emirats et celui de l’Arabie Saoudite n’ont rien à envier au radicalisme islamique de l’Iran. On peut même dire qu’Ahmedinedjad a dû recourir à un coup d’Etat militaire entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2009 parce qu’il aurait été battu au second tour ; un coup d’Etat à l’algérienne, mais à l’envers ; alors qu’en Arabie Saoudite, il n’y a même pas d’élections du tout. Il ne faut pas être dupe de l’expression habituelle des médias parlant des Etats islamiques « modérés ». On ne les désigne ainsi que parce qu’ils ont été les alliés des Occidentaux dans la « guerre froide », contre le panarabisme nasserien ou baasiste, contre Saddam Hussein ou Kadhafi et –c’est important- parce qu’ils ne sont pas hostiles aux accords d’Oslo. Mais sur le plan religieux, ils n’ont rien de modéré. Le djihadisme terroriste est essentiellement sunnite ; et les alliés sunnites contre le djihadisme sont souvent suspects. L’armée pakistanaise a caché pendant des années Ben Laden dans une ville où est installée l’école des services de renseignements, alors qu’elle est l’alliée de l’OTAN et cliente des Etats-Unis. Le djihadisme tire largement ses soutiens financiers de l’Arabie Saoudite où s’est situé longtemps son principal terreau de recrutement.
6. Faire de la politique.
Si on désire vraiment obtenir de l’Iran le renoncement à la bombe ou même seulement détendre la crise, il faut savoir à qui s’adresser et peser sur les contradictions iraniennes.
Les Américains sont largement responsables de la situation actuelle. Quand l’ayatollah Khatami a été élu par deux fois président de l’Iran (1997 et 2001), il souhaitait manifestement réformer le régime sans le renverser pour normaliser la place de l’Iran dans la communauté internationale. Il s’est heurté au veto du « Guide » Khamenei, détenteur du pouvoir suprême selon la théorie de Khomeyni du « velayat e-faqih », maître en particulier des forces de répression et de la justice. Sauf à mettre en question la légitimité du Guide, donc celle du régime qu’il ne voulait pas renverser, Khatami ne pouvait pas parvenir à ses fins. Mais il aurait pu réussir si les Etats-Unis n’avaient pas refusé la main qu’il leur tendait ostensiblement.
On sait aujourd’hui que le Guide a couvert de son autorité le coup d’Etat et la répression, mais aussi qu’il est en conflit ouvert avec le président Ahmedinedjad. On l’a encore vu récemment avec l’affaire Mashaïe, beau-père de la fille du président dont il est l’homme de confiance et celui qu’il désirerait comme successeur. Ahmedinedjad voulait le faire nommer vice-président et il s’est heurté au veto du Guide parce que Mashaïe serait un mystique mais anticlérical (et ultranationaliste). Furieux, le président a disparu pendant dix jours et finalement nommé Mashaïe à la tête de son cabinet. On imagine que le président qui est l’homme des Pasdarans (l’armée idéologique qui contrôle aussi le pétrole, le nucléaire, la banque et la grande industrie) et des Bassidjis (milices) serait plus disposé à l’aventure militaire. On pense que le Guide serait prêt à reculer sans le dire tout à fait pour inspirer la crainte des voisins, parce qu’il a absolument besoin des revenus du pétrole pour faire fonctionner l’immense appareil de bienfaisance qu ‘il contrôle et qui est indispensable à la survie quotidienne des « déshérités », c’est à dire de l’énorme masse des migrants paysans dans les villes, la base sociale et politique du Guide. A vrai dire, ces suppositions sont hypothétiques. Ahmadinedjad avait fait mine de s’intéresser aux propositions de transfert-échange de l’uranium d’Obama et le Guide lui avait tapé sur les doigts ; aujourd’hui, il se dit intéressé par d’éventuelles négociations. Il est difficile de s’y retrouver dans ce théâtre d’ombres. Il faudrait pourtant apprendre à analyser les contradictions iraniennes. On sait aussi qu’il existe un troisième camp autour de Larijuani, le président du Parlement dont on ne connaît pas grand chose.
Ce qu’on appelle le « bazar », c’est à dire la bourgeoisie commerçante de l’import-export, soutien traditionnel du régime n’est sûrement pas favorable à une épreuve de force qui la ruinerait.
Il faut surtout savoir que ce qu’on appelle la « marjaya » des « modèles à imiter », les plus grands théologiens de Qom méprisent le Guide Khamenei. Beaucoup d’entre eux, à commencer par feu Montazeri, le plus prestigieux, n’étaient pas favorables à la théorie du « velayat e-faqih » de Khomeyni ; mais ils sont tout à fait hostiles à Khamenei qui n’est pas un grand ayatollah, encore moins un « modèle à imiter », donc pour eux, c’est un politicien clérical usurpateur, même aux yeux de ceux qui sont pour le « velayat e-faqih ». La « marjaya » a largement perdu son pouvoir social depuis la Révolution Islamique. Sous le shah, les fidèles payaient la zakat à l’imam de leur choix, qui appartenait lui-même à une hiérarchie connue de mollahs, d’ayatollahs, de grands ayatollahs au sommet de la quelle il y avait un « modèle à imiter ». De ce fait, ce dernier était en quelque sorte « élu » par les fidèles et il contrôlait un appareil important de fondations pieuses. Aujourd’hui, l’appareil de bienfaisance est quasi totalement étatisé et contrôlé par le Guide. La « marjaya » est tenue à distance et apprécie peu cette situation.
L’opposition qui conteste héroïquement dans la rue le coup de force d’Ahmedinedjad et du Guide est malheureusement hors jeu pour l’instant. Malgré quelques soubresauts, elle a été provisoirement vaincue par la répression ; et ses chefs, Moussavi et Karoubi sont hors d’état de nuire. Il ne s’agissait pas pourtant d’ennemis du régime islamique. Moussavi a été Premier Ministre sous Khomeyni pendant la guerre contre l’Irak (1981-1987) et Karoubi président du Parlement. Aujourd’hui on pronostique que l’opposition ne participerait pas aux prochaines élections législatives. Mais une étincelle pourrait suffire pour déclencher une mobilisation gigantesque instantanément. Il faut savoir cependant que les Iraniens sont nationalistes et qu’une menace sur le pays susciterait probablement l’union sacrée.
Rasfandjani, un ayatollah très riche et très corrompu, ancien président de la République, au quel Khamenei doit sa désignation comme Guide, membre du Conseil des Experts (86 religieux) qui peut renverser le Guide a choisi de ne plus compter parmi les Experts (en restant président du Conseil de Discernement, arbitre entre le Parlement et les Experts). Il a échoué dans sa tentative de rallier à lui les religieux critiques, le « bazar » et l’opposition. Tout cela est mal connu et très délicat à manier. Mais on ne peut espérer écarter le spectre de la guerre qu’en faisant une politique intelligente.
Il en va de même en ce qui concerne l’ « arc chiite ». Il n’est pas dit que le gouvernement chiite irakien de Al-Maliki soit pro-iranien, même s’il est entrain de se débarrasser de ses alliés sunnites. Seuls les « Sadristes » sont proches des radicaux iraniens. Quant à la « marjaya » de Nedjaf (mausolée d’Ali), elle voudrait bien que Nedjaf et Kerbala (martyr de Hussein, le fils d’Ali) retrouvent leur position de Lieux Saints principaux du chiisme et Nedjaf celle de capitale théologique du chiisme. La « marjaya » irakienne ne partageait pas la théorie du « velayat e-faqih », notamment le plus prestigieux « modèle à imiter », l’ayatollah Sistani.
Les événements tragiques de Syrie ouvrent la possibilité de la chute du régime des Assad, même s’il faut espérer qu’ils ne conduisent pas à la guerre intercommunautaire entre la majorité sunnite et les minorités alaouite, chrétienne et druze. Le leader du Hamas cherche déjà à quitter Damas et à jouer plutôt la carte des Frères Musulmans sunnites dont le Hamas est originellement issu de Syrie, de Jordanie et d’Egypte. L’étoile du Hezbollah pâlit. Des portraits de Nasrallah, son leader, sont parfois déchirés, même dans des bastions du Hezbollah. Dans cette affaire aussi, il faut faire finement de la politique, sans nécessairement courir après les initiatives du Qatar ou la vengeance saoudienne. Ou encore faire le jeu des radicaux parmi les Frères. Ce n’est pas chose facile. Par exemple, logiquement, si son allié syrien disparaît et que l’Iran perd un tampon protecteur et un moyen de s’affirmer autrement qu’avec la menace nucléaire, il pourrait se sentir encore plus menacé qu'avant et être encore plus tenté par l’acquisition de la dissuasion nucléaire.
J.M. DEMALDENT
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