Début février, un sans-abri décédait à la Défense. Nous interpellions alors la mairie sur les conditions des SDF depuis la fermeture du centre d'accueil d'urgence. Au moment même où Mme Levantic nous faisait parvenir sa réponse, le Journal du Dimanche publiait un reportage sur ce thème.
Lecture de l'un. Lecture de l'autre. Sans commentaire.
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Article du JDD de Bertrand Greco du 27 février 2010.
Les oubliés de la Défense
Dans les profondeurs du quartier d'affaires, des dizaines de sans-abris vivent dans les recoins, interstices et galeries techniques. Reportage.
Une berline noire, luxueuse et rutilante, s’arrête dans un sous-sol lugubre de la Défense. Le chauffeur descend et ouvre la porte à une dame élégante qui s’engouffre aussitôt dans le hall d’entrée souterrain d’un gratte-ciel ultramoderne… sans un regard pour Didier, allongé sur un carton à deux mètres d’elle. Cet homme d’une quarantaine d’années est SDF depuis un peu plus d’un an. Ce soir-là, il s’apprête à s’endormir dans son sac de couchage crasseux, à côté d’une borne à incendie. A ses pieds, un litron de rouge vide et une dizaine de mégots de cigarette consciencieusement alignés. "Je suis bien ici, mieux que dans un centre d’hébergement qui pue", affirme-t-il, dans le vacarme des travaux nocturnes qui démarrent à proximité.
Le quartier d’affaires des Hauts-de-Seine est le premier d’Europe en nombre de mètres carrés de bureaux. Quelque 1.500 entreprises y sont implantées, dont 14 des 20 premières nationales et 6 des 50 premières mondiales. L’Etat ambitionne même de "faire de la Défense une grande cité financière, rivale de la City de Londres". En 2012, la Société générale ouvrira "la plus grande salle de marché du monde", qui fonctionnera 24 h/24, grâce à 35.000 informaticiens et traders.
Deux univers radicalement différents cohabitent sur ce territoire futuriste: les cols blancs, dans les étages des 71 tours majestueuses, et les clochards, sous la dalle. L’un d’entre eux a été retrouvé mort, à l’entrée d’un parking, le 1er février, le jour où la Fondation Abbé Pierre publiait son rapport annuel sur les mal-logés ; à 55 ans, il est "vraisemblablement mort de froid", selon la police. Certes, le plan grand froid a été levé le week-end dernier, mais les associations savent que les gymnases vont fermer et que les expulsions reprendront le 31 mars avec la fin de la trêve hivernale.
"Une soixantaine de SDF vivent sous la dalle"
A "Manhattan-sur-Seine", les sans-abri du tréfonds sont séparés des 150.000 salariés, des 23.000 habitants et des touristes par l’immense dalle piétonne de 30 hectares. Sous le parvis, la salle d’échanges RER-métro-Transilien-tramway-bus et les galeries marchandes. Et dans les profondeurs, 66 hectares de parkings – la plus vaste surface d’Europe –, ainsi que 6 kilomètres de tunnels, de rues et contre-allées enterrées, qui assurent la desserte des tours, les livraisons, les déménagements, les déposes taxis, les accès VIP…
Dans ce sinistre labyrinthe de béton, où "même les pompiers se perdent" à en croire les associatifs, difficile de recenser les sans-abri. "Il y a d’innombrables recoins et interstices, des galeries techniques, des quais de livraison, des entreponts…", dit-on chez Defacto, l’établissement public de gestion de la Défense (ex-EPGD). Le commissariat de police de la Défense a essayé de les comptabiliser, avec l’aide de Vinci Park, dans la nuit du 2 au 3 février: "Nous avons dénombré 27 personnes et de nombreuses couches inoccupées, confie un policier. Nous estimons qu’une soixantaine de SDF vivent sous la dalle. Sans compter tous ceux qui ne font que passer ou qui ne dorment pas là." Certains sont bien connus des services de police, parce qu’ils font office d’indics ou parce qu’ils sont fréquemment interpellés, pour bagarres, vols à l’étalage ou ivresse sur la voie publique. "Mais la plupart sont des braves gens, accidentés de la vie."
Le chiffrage reste approximatif, car cette population de l’ombre – presque exclusivement masculine – est mouvante. Nombreux sont les étrangers en situation irrégulière, souvent venus de l’Europe de l’Est. Certains passent une nuit et repartent, réapparaissent quelques mois plus tard. D’autres sont installés de manière pérenne. Comme cet homme qui squatte un ancien local technique – les agents de sécurité ferment les yeux –, où il a l’électricité: il y cuisine parfois du… lapin à la moutarde ! Ou encore ce trentenaire qui s’est aménagé un appartement de fortune dans un recoin, avec canapé, buffet et télévision.
Des salariés des tours viennent petit-déjeuner avec eux
"Mais, en général, ils dorment sur des cartons, dans la peur et le froid", insiste Marie Mas, directrice de la Maison de l’amitié, un foyer d’hébergement à taille humaine, situé en surface, à deux pas de l’Arche. Une bouffée d’oxygène pour la douzaine de sans-abri qui y sont accueillis la nuit, une vingtaine le jour. Ils y prennent un repas et une douche, regardent la télé, discutent. Chaque matin, du lundi au vendredi, des salariés des tours voisines viennent petit-déjeuner avec les pensionnaires et ceux qui ont passé la nuit dans la pénombre de leur terrier. Ces bénévoles partent plus tôt de chez eux et apportent du pain frais, pour leur procurer un peu de chaleur humaine, avant de commencer leur journée de travail. "Les gens sont plus généreux qu’on ne le pense", sourit Marie Mas. C’est l’un des rares points de contact entre le monde d’en haut et celui d’en bas.
Tous les mardis soir, une ambulance de l’Ordre de Malte France sillonne les Hauts-de-Seine et passe par la Défense, en partenariat avec le "115" et l’Ordre des médecins. "Nous avons inventé le Samu social médicalisé, car les SDF ont souvent de gros problèmes médicaux – neurologiques, neuropsychiatriques, dermatologiques… –, aggravés par l’alcool et la drogue", explique le Dr Guy Lessieux, responsable précarité solidarité de l’association dans le département. Mardi dernier, une femme médecin, une infirmière et un conducteur – tous bénévoles – cherchaient "Miaou", un quadragénaire amputé des deux jambes et trachéotomisé, qui préfère errer en fauteuil roulant dans le quartier d’affaires plutôt qu’être hébergé en foyer. "Les maraudes sont difficiles et dangereuses à la Défense, il y a beaucoup de violence", ajoute le Dr Lessieux.
Beaucoup se cachentdans des endroits inaccessibles
Même constat à la Croix-Rouge française, qui organise des maraudes tous les soirs en partance de l’hôpital de Nanterre. Des techniciens d’intervention d’urgence sociale – salariés – sont chargés de "tisser un lien" avec les SDF, en leur offrant une soupe, un café, une boîte de conserve ou un kit hygiène. Objectif: les sortir de la rue. "Un travail de longue haleine", précise Evelyne Roy, responsable du Samu social de la Croix-Rouge 92. Lionel, assistant social, et Amin, éducateur spécialisé, arpentent les entrailles de la Défense à bord de leur camionnette. "Les tensions sont plus fréquentes qu’ailleurs. Beaucoup se cachent dans des endroits inaccessibles. Et on a du mal à se repérer dans ce gruyère. On a demandé un plan du sous-sol à l’Epad : on attend toujours"
Révoltés par le "contraste saisissant entre l’opulence du dessus et la misère humaine du dessous", Lionel et Amin pestent contre les "promesses électorales non tenues" – plus de SDF dans deux ans – et déplorent l’augmentation des sans-abri. Ce soir-là, ils vont servir une soupe à un quinquagénaire au visage buriné, allongé sous un écriteau "Centre d’affaires", voie des Sculpteurs. Ils s’enquièrent d’un clochard effrayé et hostile qui a trouvé refuge dans un placard à extincteur, plus loin, voie des Bâtisseurs. En contrebas du Cnit, au milieu du trafic, un junky, probablement sous acide, accepte un café avant de se montrer menaçant.
Place des Corolles, sous les tours jumelles de Cœur Défense, Didier s’installe pour la nuit sur son carton. Pourquoi a-t-il choisi de se poser ici? Parce qu’il connaît bien les lieux : il a été technicien de sécurité pour la tour Europe il n’y a pas si longtemps. Il surveillait les parkings ; maintenant, il y dort.
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